Les communautés villageoises sont vent debout contre les éleveurs accusés de laisser le bétail décimer des plantations.
Jean Charles Biyo’o Ella
La patience des agriculteurs ne tient plus que sur un fil de rasoir. La colère est explosive, la situation est au bord du gouffre dans arrondissements de Mbandjock, Nkoteng et Lembe-Yezoum. Au centre de la pomme de discorde, la présence des troupeaux de bœufs qui déciment des champs des riverains sous le regard silencieux des éleveurs et même de l’autorité administrative. Et lorsqu’une action d’auto-défense est enclenchée apprend-on sur le terrain, ces agriculteurs se heurtent à l’action punitive de la force publique.
« Le 24 mai est un mauvais souvenir pour moi. C’est mon jour d’anniversaire. Je suis né le 24 mai 1954. Malheureusement, c’est également ce jour-là, (le 24 mai 2021), à 4h du matin, qu’un véhicule land-Cruiser rempli des militaires armés jusqu’aux dents avec gilets pare-balles, est venu m’arrêter dans ma chefferie», raconte sa majesté Etoa Tsala, chef traditionnel de 3e degré du village Ebometende dans la commune de Nkoteng.
Assis sous un chapiteau, vêtu d’une chemisette jaune fleurie, majesté, préside un conseil de famille après l’inhumation de son frère aîné. Lorsque nous le rencontrons, il se trouve à 500 mètres de sa chefferie. Le garant de la tradition ne raconte pas son histoire au passé car le procès est toujours en cours. Il est accusé d’avoir tué des bœufs appartenant à un éleveur. Chose qu’il a toujours niée. Lorsqu’on évoque son interpellation, le chef déroule tout, avec aisance et parle même d’un enlèvement qu’il peine à oublier;
« Ce jour-là, ils arrivent, j’entends des bruits derrière ma maison. A moi de m’interroger : qui va là ? Puis, c’est l’un d’eux qui me répond, on veut le chef. A priori j’étais loin de m’imaginer que c’est moi qui étais la cible. Je me présente, ils me disent que c’est moi qu’ils sont venus arrêter, que j’ai un mandat d’amener. A peine je demande qu’on m’apporte mes lunettes pour lire, ils m’ont bousculé dans la voiture. Directement, j’ai été conduit au SED (secrétariat d’’Etat à la Défense) à Yaoundé, sans savoir ce qui m’étais reproché », confie le chef traditionnel.
Au Cameroun, le SED est réputé comme étant l’une des maisons d’arrêt de haute sécurité où sont conduits les détenus jugés dangereux et où il existerait selon l’ong Human Right Watch, des méthodes de torture les plus extrêmes. Arriver au SED, majesté Etoa qui ne sait toujours pas pourquoi a-t-il été arrêté sera soumis dit-il, à un interrogatoire fleuve. C’est alors au cours de cette phase que l’ancien militaire à la retraite apprend qu’il est accusé d’avoir tué des bœufs qui ont dévasté ses plantation.
« J’ai été auditionné entouré de quatre gendarmes armés jusqu’aux dents. L’enquêteur me demande de signer sur un papier que j’ai tué sept bœufs et que j’ai volé trois autres. Ça fait dix bœufs, dont je dois payer 5 millions fcfa. Ce que j’ai refusé disant n’être au courant de rien du tout. La seule chose que je reconnais c’est d’avoir sécurisé ma plantation avec de fils barbelés. Et que je n’ai tué aucun bœuf encore moins volé. Apres quatre jours de détention dans cette maison d’arrêt, j’ai été libéré le 28 mai à minuit. Pour rentrer à la maison, c’est un président de tribunal qui passait par là qui a eu pitié de moi et m’a donné un peu d’argent pour payer le taxi», confie ce chef traditionnel.
Une population à bout de souffle
Des conflits entre éleveurs et agriculteurs touchent presque tout le département de la haute Sanaga, du moins les arrondissements où l’on trouve de la savane. C’est le cas de Mbandjock, Nkoteng et Lembe-Yezoum.
Ces derniers mois, la situation a pris des proportions inquiétantes et beaucoup craignent une implosion imminente au regard de la colère qui monte au sein des communautés villageoises.
« La patience a des limites. On ne sait pas ce qui va se passer dans les jours à venir. On s’est déjà plein mais personne ne nous écoute », lance un vieillard du village Messessa.
Pour mieux comprendre l’origine de la colère, il faut discuter avec des agriculteurs.
« Mes deux belles-sœurs, mon petit frère et moi avions cultivé l’année dernière, plus de trois hectares de maïs et d’arachide. Tout le champ a été totalement dévasté par les troupeaux de bœufs appartenant à un certain Bakary. Quand nous nous sommes pleins, il a d’abord nié, puis dans la nuit, il est venu enlever tous ses bœufs de la savane. Mais face à la colère grandissante, il a fini par baisser le ton, disant qu’il allait nous dédommager. Quelqu’un comme moi, avec tout ce que j’ai dépensé comme argent et énergie pour faire ce champ, il vient me donner 10000fcfa. J’ai d’abord voulu refuser, mais finalement, j’ai eu pitié de moi-même, j’ai pris les 10000fcfa pour boire un verre vin et essayer d’oublier mon champ détruit. Et cette saison, ça été presque la même chose », soupire Marie Thérèse, une sexagénaire du village Bikit, situé à une soixantaine de kilomètres de ville de Lembe-Yezoum.
Si Marie Thérèse se considère ‘‘chanceuse’’ avec ses 10000 Fcfa d’indemnisation, c’est que la plupart des victimes de dégâts causés par des bêtes dans ces villages ne sont pas indemnisés. Et quand bien l’indemnisation intervient, elle n’est pas toujours à sa juste valeur.
Toujours à Bikit, François Ebong, l’un des patriarches du village tient un contrat de bail signé avec un certain Sany, présenté comme propriétaire un troupeau de 75 têtes, qu’il fait paître dans la savane dont François en est le propriétaire. Dans ce contrat d’une page, il est mentionné que le berger accepte prendre en location cette parcelle pendant une durée de trois ans renouvelable, moyennant une somme de 200000fcfa l’an. Le contrat relève également que les dégâts causés par le bétail sont à la charge du propriétaire.
« Avec ce contrat, on s’est très bien entendu, mais à un moment, tous les termes du contrat ont été foulés aux pieds par le berger, et son bétail s’est mis à dévaster mes mises en valeurs », se plaint le vieux fonctionnaire retraité.
Des allégations que contestent des éleveurs qui affirment pourtant dédommager, même de manière symbolique les agriculteurs.
« On a l’impression qu’il y a une force qui est au-dessus de l’autorité administrative locale ici dans la Haute Sanaga »
A son domicile à Ebometende, Abdou Allo Philémon le président de la faitière des comités riverains de veille de la zone sucrière de Mbandjock, Nkoteng et Lembe-yezoum garde des piles de photocopies de plaintes, de requêtes de constats de dégâts causés par les bœufs. Il explique avoir enregistré des dizaines de plaintes ces derniers mois. Mais à chaque fois, le scenario est quasiment le même. L’autorité administrative est saisie, une équipe décent sur le terrain, mais rien n’aboutit finalement. Et du coup, croit-il savoir, il y’a comme une force exogène qui anesthésie à chaque fois les autorités locales lorsqu’elles sont saisies.
« L’autorité administrative en place joue à un jeu. En cas de dégâts, elle envoie les agents assermentés venir faire le constat. Sauf que ces constats sont balayés du révère de la main par les éleveurs. Quand vous vous plaignez chez le sous-préfet par exemple, et qu’il arrive à vous dire que s’il ouvre le dossier sur les bœufs, le lendemain, il risque d’être limogé de ses fonctions. Vous comprenez tout de suite, qu’il y a une force qui est au-dessus de lui et qui l’empêche d’agir efficacement, lorsque les bœufs ont détruit une plantation », réagi le défenseur des droits des communautés.
Quelle est donc cette force « invisible » qui serait au-dessus de l’autorité administrative? Qui est le véritable responsable de ce bétail qui ravage les plantations ? Les villageois avancent des noms parfois les insoupçonnés, mais sans possibilité de le vérifier.
Selon Mohamadou Sany l’un des éleveurs qui gère 150 têtes de bœufs dans les arrondissements de Mbandjock et Lembe-Yezoum, « il y a effectivement des bergers qui gardent des bœufs des hautes personnalités de la République dans la haute Sanaga ». L’éleveur préfère s’arrêter à cette petite déclaration, sans plus d’explications.
La transhumance n’est pas un phénomène nouveau dans ce département. Mais l’insécurité grandissante dans les régions septentrionales du Cameroun a poussé les pasteurs à chercher de nouveaux pâturages. Et du coup, des milliers de bœufs partis du grand nord ont trouvé terreau fertile dans les savanes de la Haute Sanaga. A ces bœufs ‘‘venus’’, s’ajoutent ceux qui étaient déjà surplace.
Dans une décision prise le 3 mars 2016, le sous-préfet de Nkoteng demandait le départ de la zone, de plusieurs éleveurs en raison écrivait-il, «de l’insécurité chronique » qui s’est installée dans certains villages. Insécurité consécutive « au non-respect des engagements pris par certains éleveurs lors de l’installation de leurs troupeaux de bœufs ».
Dispositions légales
Au Cameroun, la loi du 3 septembre 1978 fixe les modalités de règlement de litiges agro-pastoraux. En son article 8, la loi relève qu’en cas de litige, le président de la commission de règlement (sous-préfet) est saisi par la partie la plus diligente(…). Apres avoir pris connaissance de la requête, nomme immédiatement une sous-commission d’enquête composée au moins de quatre membres choisis au sein de la commission. Cette sous-commission d’enquête dispose de trois jours pour descendre sur les lieux du différend, constater éventuellement les dégâts, en estimer la valeur conformément au barème officiel en vigueur, entendre les mises en partie, et déposer son procès-verbal dûment signé des parties au litige. Et après réception des conclusions de la sous-commission, le président inscrit le litige à l’ordre du jour de la prochaine session de la commission dont il peut ordonner la convocation immédiate en cas d’urgence.
Une procédure assez longue et dans la plupart des cas infructueuse, qui a fini par décourager les agriculteurs, décidés aujourd’hui décidé à se venger.